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« Et la voix de Fairouz qui nous faisait oublier la guerre »

« La guerre crée un état de non-droit, elle régularise la mort, normalise la barbarie, entretient la peur et les fantasmagories, ravive les vieux démons, ébranle la morale et l’humanisme »[1]

La vision que nous possédons de la guerre est portée par un déferlement télévisuel. Les images rapportées sont souvent celles de bombes, d’immeubles éventrés, de femmes en pleurs, de corps démembrés. Si la parole est donnée aux témoins, le récit sera celui de la fuite, du bruit des avions dans le ciel, de la douleur face à la perte.
Nous possédons rarement des images du quotidien. Elles sont alors la vision de journalistes allant sur un terrain regarder un laps de temps déterminé ce que des hommes et des femmes traversent sur les champs de bataille. Et pourtant comment vit-on dans un pays en guerre ? Quelles dimensions prennent le corps et plus précisément l’intimité ? Il y a contrairement à ce que l’on croit une euphorie sexuelle et un appétit des sens, « des gens, là-bas, font l’amour. Obstinément. »[3] Néanmoins cet engouement prend les mêmes traits que la douleur ambiante. On ne peut faire l’amour sereinement quand notre vie est menacée. On le fait avec passion, acharnement, dans la folie de la mort. Petite mort. Violence des corps, fuite de la réalité, jeu avec la vie.
Darina Al Joundi présenta l’été dernier à Avignon Le jour où Nina Simone cessa de chanter. Coup de poing que celui que cette femme en rouge asséna à son public. Elle commence par la mort de son père, déroule les fils de son histoire, crie les contours impensables de ses différentes morts et finit dans l’exil, incontournable arrivée. Qualifiée de Révélation du festival 2007, ce texte est alors publié sous forme de récit par Actes Sud avec l’aide de Mohamed Kacimi.
Il y a évidemment l’histoire de la guerre du Liban, du Beyrouth des intellectuels à celui envahi en 1982, des nuits beyrouthines où la drogue se confondait avec l’alcool, aux caves insalubres, refuge surréaliste aux bombes. Nous ne plongerons pas notre analyse dans ces considérations même si celles-ci s’avèrent précieuses comme tout texte de témoignage. On peut lire le texte de Darina Al Joundi et y apprendre l’histoire de la guerre civile comme celle du quotidien des incessants départs. On peut y trouver des moments d’extrême violence comme des passages où on ne peut pas réprimer le rire.
Comme nous l’avons dit ce qui nous intéresse ici est la part de l’intime dans le texte. Comment se traduit l’initiation sexuelle à travers le miroir de la violence ? Quelle sexualité est donc possible en temps de guerre ?

La transgression des interdits

Il nous faut faire un tour dans le reste de la production libanaise pour comprendre à quel point le corps de l’individu devient un « champ de bataille ». Nous empruntons ce terme au film de Danielle Arbid Dans les champs de bataille[4] qui détaille par les yeux d’une enfant la sexualité d’une adolescente transgressive. Les images montrent des corps qui se frôlent et qui chavirent jusqu’à des jouissances frénétiques. L’initiation maladroite se transforme en lutte des chairs, façon de se battre contre l’autre. Cet « autre » étant à la fois l’être présent et l’absurdité de la guerre. Dans la théorie lacanienne le corps normalement divisé en plusieurs parties se trouve pris dans une « mort » totale à un seul moment, celui de la jouissance[5]. Cela seulement si elle est considérée comme excessive. De plus, dans le cas présent, c’est dans l’accumulation des interdits que la sexualité atteint cette démesure. Il y a effectivement un interdit dans le seul fait d’être femme dans la société libanaise. Représentant la tentation, elle ne doit pas souiller la réputation de sa famille par des escapades charnelles. C’est alors un double conflit dans le quotidien de la femme libanaise : le vacarme de la guerre et les paroles des voisins.
Dans Le jour où… la liberté est poussée jusqu’à l’extrême. Le père était le totem de l’indépendance, le barrage aux commérages. C’est en sa présence que ses filles boivent leur premier verre, fument leur première cigarette, achètent le premier soutien-gorge, découvrent l’érotisme.

« Il me communiquait sa passion des livres, me lisait durant des heures entières des passages de Dostoïevski, de Baudelaire, de Maïakovski ou des érotiques arabes. Pour ne pas voir la guerre, nous écumions les galeries, les librairies ou les cinémas de Hamra où j’ai vu avec lui Emmanuelle et Orange mécanique. »[6]

Aucun interdit possible, le père impose une éducation différente de celle qui est donnée aux jeunes filles à la même période.
Mais l’arrivée de l’armée syrienne sur le territoire libanais va déboussoler l’havre de paix familial. Le père d’origine syrienne se trouve pris dans les filets de l’exil perpétuel. Pas de choix entre rester et se faire tirer dessus : « Le 3 juin de la même année (…) il a pris la route qui monte vers le journal (…) il assure que la personne qui lui a tiré dessus est une connaissance. »(p.65), ou partir loin de cette violence. La mère, journaliste à Radio Monte Carlo, est la voix annonciatrice des événements de la guerre. Elle ne semble apparaitre durant cette période qu’à travers le poste de radio.
L’absence du père et de la mère combinée à la violence ambiante met en place les éléments de la destruction du corps.

La sexualité, bombe à défragmentation

Comment aimer en temps de guerre quand « Tomber amoureux n’était pas facile. Il fallait tout d’abord tenir compte de la proximité. Beyrouth était tellement démantelé, brisé en une infinité d’îlots et d’univers qu’une fille avait intérêt à avoir un amoureux habitant dans la même rue et de préférence le même immeuble, sinon son amour serait impossible. » (p.96).
Sans interdit, sans amour, la seule issue est le sexe. L’initiation sexuelle s’amorce dans la drogue avec l’aide de Maher, homosexuel. Après quelques lignes de coke, le dépucelage se fait à l’aide de ses doigts:

« J’ai pris la première puis la seconde ligne. Je me suis accroupie. Je ne me suis pas caressée le sexe, j’ai juste senti au bout de mes doigts les poils un peu drus, j’ai écarté mes lèvres, j’ai enfoncé lentement mes doigts, j’entendais le rire de mon père, je voyais le regard malicieux de Maher, j’ai senti quelque chose qui résistait, j’ai forcé. J’ai senti quelque chose couler sur mes doigts. J’ai retiré ma main, elle était rouge. La porte s’est ouverte, Maher était de retour. Il m’a embrassé sur les yeux. Dehors, la guerre n’en finissait pas. »[7]

Le rapprochement entre cet acte intime, qui doit s’amorcer dans la relation à deux mais qui est ici un jeu solitaire, à la furie de la guerre marque la brutalité du rapport à soi.
Nous pouvons déjà y voir le lien entre Eros et Thanatos qui culminera à la suite du récit « Les visites à la morgue me donnaient de furieuses envies de faire l’amour » (p.109). De plus « la sexualité implique la mort »[8] et surtout la perte de soi. L’individualité se perd dans la démesure :

« J’étais convaincue que j’allais mourir d’une seconde à l’autre, je mettais les bouchées doubles, j’étais donc affamée de tout, de sexe, de drogue, d’alcool(…) Je voulais me venger sexuellement, je faisais l’amour avec n’importe qui et n’importe où. »[9]

Et alors même quand enfin le mariage entre dans la vie de la narratrice, la sexualité ne s’exécute que face à la guerre :

« J’aimais faire l’amour sur la ligne de démarcation, dans les immeubles ravagés, aux façades noires transpercées par des milliers d’impacts de balles. J’appuyais mes mains contre les murs, et pendant que Daoud venait en moi, je lisais à la lumière des bougies les innombrables graffitis qui recouvraient les murs de ces ruines : A Marika, la pute, pour la vie. A Alya, à la mort, à l’amour. Je voyais au loin la mer et la ville fantômes et je criai à Daoud :
– Viens, viens, jouis avant qu’on nous crève. »[10]

La jouissance ressemble à cette dernière cigarette offerte aux condamnés à mort, dernier geste emporté dans la mort convoquant l’instant présent comme seule réalité. Georges Bataille le précise dans La littérature et le mal en alliant l’acte sexuel à la mort puisqu’ils invoquent un ici-maintenant effaçant l’avant-après[11]. Ce n’est alors que dans la recherche perpétuel de ce moment présent éliminateur des ravages extérieurs que les êtres pris dans un conflit aussi long que celui qu’a connu le Liban trouvent refuge et écho. Le temps n’existe plus dans un espace totalement détruit, c’est la défragmentation totale de l’être dans son rapport à l’autre.

Il y a une fureur évidente dans le texte de Darina Al Joundi. Le monde du rêve ne s’y invite pas comme c’est souvent le cas dans la création littéraire impliquant des témoignages. Par ailleurs la forme romanesque émergeant d’un texte théâtral engage le lecteur à imaginer l’impact qu’il a pu avoir sur ses spectateurs. Car ces mots que nous avons relevés ont donc été dits. Un corps les a incarnés devenant d’autant plus révélateur d’une sourde réalité.

[1] Darina AL JOUNDI et Mohammed KACIMI, Le jour où Nina Simona a cessé de chanter, éd. Actes Sud/ « Bleu », 2007, page 34.
[2] Jean HATZFELD, Une saison de machettes, éd. du Seuil, coll. Points, 2003, page 63.
[3] Wajdi MOUAWAD La courbature, Courrier International, Juillet 2006.
[4] Distribué par Mémento Ciné, Paris-Liban, 2003.
[5] Jacques LACAN, le Séminaire, Livre XX, Encore, éd. Du Seuil, 1964.
[6] Le jour où…, page 58.
[7] Ibid, page 111.
[8] Georges BATAILLE, La littérature et le mal, Paris, éd. Gallimard coll. Folio Essais, page 12.
[9] In Le jour où…, page 115.
[10] Ibid, page 117.
[11] Op.cité, La littérature et le mal, page 22.

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